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Photo du rédacteurJoëlle Roubache

Le jardin : un temps suspendu



Octobre 2021




« Cet immeuble est vraiment gênant, il faudrait planter des arbres de 7-8 mètres pour le cacher. » Hmmm. Il faudra, je le crains, supporter ce vis-à-vis quelques années de plus.


Aux débuts d’une collaboration, je dois souvent aborder une question délicate avec certains clients : la question du temps au jardin. Car un projet de jardin, c’est une expérience du temps, d’un temps long et partagé. Mieux encore : l’expérience d’un temps apaisé.



 Aménagement paysager d'une clôture de jardin

Chez ce client parisien, la haie mettra 4-5 ans pour masquer la clôture.



Les vies bien remplies de mes clients


L’Occident a fondamentalement structuré son Histoire autour de la notion de progrès, et de ses deux comparses : la découverte et le mouvement. C’est parce que l’homme occidental est curieux, aventurier, interrogateur, qu’il déplace son corps sur les continents et ses réflexions dans des champs inconnus qu’il a eu – au moins jusqu’au siècle dernier - le sentiment de progresser.


Toujours plus de mobilité dans nos vies : ces dernières décennies, nous avons appris à changer de région, changer de métier, changer de conjoint, changer de classe sociale, et même ( ! ) changer d’opinion. Cette vie multiplie les expériences, enrichit les individus. Mais en nous exposant à l’imprévu, elle génère aussi en nous une fragilité, un malaise tenace.


Le culte de l’éphémère au prix d’un épuisement croissant


Tableau artistique la « Fille au Ballon » de Banksy qui s’auto-détruit sous les yeux de l’acquéreur

A la disqualification de l’immobilité (rebaptisée péjorativement « immobilisme »), répond inévitablement le culte de l’éphémère. L’Histoire cumulative que nous enseignait Levis-Strauss - les savoirs se superposent et s’enrichissent de génération en génération - laisse place à une Histoire substitutive : les fondements d’une époque deviennent surannés en quelques décennies, la coupe de mes jean’s en quelques mois. Le zapping est à l’œuvre, et avec lui, un effort permanent d’adaptation, d’ajustement. On le voit par exemple dans l’apprentissage en flux continu des technologies du quotidien. Outils informatiques, domotiques, apps sont aussitôt maîtrisés, aussitôt remisés. Le sphinx égyptien nous observe depuis 4 500 ans ; à peine adjugée chez Sotheby’s, la « Fille au Ballon » de Banksy s’auto-détruit sous les yeux de l’acquéreur (1,2 million d’euros, tout de même).


L’échelle de temps a changé, et rend notre quotidien fébrile : les héros modernes multiplient les activités, ajoutent une ‘morning routine’ à leur agenda surchargé, et entre 6 et 7h, la méditation se cale miraculeusement entre les lectures de fond et la préparation d’un dîner équilibré pour le soir. Un tiers des Français dort moins de 6h par nuit, s’inquiète Santé publique France.


Avec les innovations techniques, la notion de délai s’efface. Le temps sort de notre champ d’expérience pour échapper au principe de réalité : si j’ai faim, Deliveroo me nourrit en 30 mn ; si je m’interroge, Google me répond en 3 secondes ; si je m’ennuie, Netflix me désennuie à l’instant. Sur le plan psychique, cette instantanéité nous ramène à notre état d’enfant : l’envie doit être assouvie dans la minute, sans place pour l’attente, pour le désir, pour la projection de l’imaginaire. Mais l’enfant passe vite à autre chose quand il n’obtient pas ce qu’il veut. C'est différent chez l’adulte : l’impatience, l’insatisfaction permanente, la frustration pèsent lourdement sur son psychisme.


Et le jardin ?


Beaucoup de mes clients, eux aussi, sont plongés dans ce paradigme de dépréciation du temps long. Ils l’instillent dans leur projet, et ne perçoivent pas d’emblée l’expérience alternative que propose le jardin.


On les comprend bien : à Paris comme en Normandie, ils sont souvent de culture urbaine. Or, la vie citadine nous désynchronise des rythmes de la nature. Au XVIIe siècle, l’éclairage public nous a permis de vaincre la nuit. Le feu, puis la doudoune, puis les séjours à Marrakech nous ont fait oublier l’hiver. Grâce aux roses équatoriennes, nous disons ‘Je t’aime’ le 14 février, et grâce aux serres chauffées nous mangeons des tomates toute l’année. On oublie facilement que dans notre jardin, les arbustes se développent au rythme que l’exposition, le climat, ou l’invasion des prédateurs déterminera. On oublie que les jardins des magazines sont le fruit d’années de complicité entre les jardiniers et les plantes.


En création paysagère, certains effets ne s'obtiennent qu'après des années.


A l’inverse d’une rénovation de maison - une référence inconsciente pour beaucoup de propriétaires - le jardin ne sera pas beau à l’issue du chantier : la plantation est au contraire le début de l’aventure. Comme le nouveau-né aux traits ingrats, il n’est que promesse d’un épanouissement. D’une trajectoire commune où prendre soin de son jardin, c’est lui donner les moyens de prospérer dans la durée, et de nous combler de joie ensuite.


Dans une de mes créations paysagères en Normandie : le massif à la plantation, et 2 ans plus tard


En nous imposant de ralentir, le jardin engage à sortir de la geôle du temps, pour habiter pleinement nos moments de vie. Il promet un temps contemplatif, un temps jouissif, un temps « hors du temps », ou du moins hors du rythme quotidien.


C’est peut-être pour cela qu’on parle de jardin thérapeutique ?

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